Histoire de cas
Un homme de 91 ans a été admis à l’urgence de l’hôpital de Saint-Eustache après y avoir été référé par son médecin de famille pour une hémoglobine basse (67 g/L), des symptômes de fatigue et de perte de poids depuis les 2 à 3 derniers mois. Un bilan standard a été demandé afin d’évaluer son état général.
Les résultats les plus flagrants de ce patient sont son hyponatrémie, son hypo-albuminémie, son anémie et son hyper-protéinémie, le reste du bilan étant tout à fait dans les normes.
Historiquement, au laboratoire de biochimie de l’hôpital Saint-Eustache, une électrophorèse des protéines sériques (ELP-S) est déclenchée comme test réflexe pour toute protéinémie supérieure ou égale à 85 g/L (1). Ce fut donc le cas pour cet échantillon, les résultats densitométriques de l’électrophorégramme sont présentés à la figure 1.
L’interprétation du profil électrophorétique était la suivante : Bande très importante d'aspect monoclonal dans la région des gammaglobulines. La bande est estimée à 79,8 g/L (67,1 %). Étude immunologique (dosage des immunoglobulines et immunofixation) pour caractérisation à suivre.
L’immunofixation sérique a donc été exécutée et a permis de caractériser une dysprotéinémie importante IgG kappa accompagnée d’une hypo-gammaglobulinémie. Le dosage turbidimétrique des immunoglobulines a confirmé les observations faites à l’ELP-S : IgG à 77,90 g/L (6,00-15,75 g/L), IgA à 0,10 g/L (0,66-4,00 g/L), IgM à 0,37 g/L (0,35-2,85 g/L).
Le résultat de l’ELP-S a donc confirmé l’hyper-protéinémie secondaire au pic monoclonal et l’hypoalbuminémie compensatrice. Le bilan sanguin du patient et le résultat de l’ELP-S ont conduit à un diagnostic de myélome multiple. Dans le cadre présent, l’hyponatrémie s’est révélée être une pseudo-hyponatrémie secondaire à l’hyper-protéinémie sévère. La condition générale du patient s’est malheureusement détériorée dans les jours suivants pour se solder par son décès dû à un incident coronarien.
Objectif et résultats
Cette histoire de cas particulière nous a donc amené à investiguer l’intérêt d’un test réflexe déclenchant une ELP-S pour toute protéinémie supérieure ou égale à 85 g/L. L’analyse statistique a été réalisée sur une année complète (2011-2012). Au cours de cette année, 2639 ELP-S et 14 137 dosages de protéines totales ont été effectués par le laboratoire. De ces quelques 14 000 dosages de protéines totales, 82 étaient associés à une protéinémie supérieure ou égale à 85 g/L. Au sein de ces échantillons hyper-protéinémiques, 26 étaient accompagnés
d’une ELP-S demandée par le prescripteur, 53 ont déclenché une ELP-S réflexe et 2 étaient
curieusement non liés à une ELP-S (Figure 2).
Après révision des interprétations des 53 ELP-S déclenchées, nous avons remarqué qu’elles étaient principalement associées à des hypergammaglobulinémies polyclonales (figure 3). Toutefois, 5 cas de dysprotéinémies monoclonales connues se sont retrouvés parmi ces ELP-S déclenchées. De manière plus intéressante, 4 cas non connus ont été découverts par cette approche : 2 cas de dysprotéinémies monoclonales importantes et 2 cas avec des profils
électrophorétiques suspects.
Le premier cas de dysprotéinémie monoclonale identifié (IgG-kappa à 80 g/L, 67% des proteins totales) est celui du patient dont l’histoire de cas a été rapportée plus haut. Malheureusement, considérant l’état clinique critique du patient, l’identification tardive de cette dysprotéinémie n’aura pas permis de lui offrir un meilleur pronostic vital. Le deuxième cas est celui d’une femme de 89 ans qui présentait un important pic d’aspect monoclonal dans la région des gammaglobulines à 27,8 g/L (29% des protéines totales). Cette bande monoclonale a été typée par immunofixation sérique comme une dysprotéinémie IgG lambda. Cette patiente ne présentait plus qu’une légère
zone de restriction en lieu et la place de la dysprotéinémie lors d’une ELP-S contrôle réalisée 9 mois plus tard, laissant suggérer un traitement chimiothérapeutique réalisé dans l’intervalle de temps. Ces deux patients présentaient des dysprotéinémies associées à des états relativement avancés de gammapathies (myélome multiple) qui n’avaient pas été détectées ni même suspectées auparavant.
Les deux cas suspects étaient ceux d’un patient avec une hyper-gammaglobulinémie présentant une zone de restriction et d’une patiente avec une augmentation de la zone 2 en contexte inflammatoire et présentant une concentration d’IgM élevée révélée par le dosage des immunoglobulines. Un contrôle d’ELP-S avait été conseillé pour les deux patients. Pour le premier individu, aucun contrôle ne semble avoir été réalisé depuis, du moins selon les registres disponibles au laboratoire de l’hôpital Saint-Eustache. Il nous est donc impossible de faire un
retour sur le bénéfice qu’aurait pu apporter l’identification précoce de cette anomalie clinique sur l’état de santé actuel du patient. Pour le deuxième individu, l’ELP-S contrôle a été réalisée 6 mois plus tard et s’est révélée totalement normalisée.
Discussion
Sur le continuum d’une année, l’analyse réflexe d’ELP-S a donc permis d’identifier 4 individus nécessitant soit un suivi clinique pour une dysprotéinémie caractérisée ou une investigation clinique suggérée par l’obtention d’un profil électrophorétique suspect . Ces 4 cas représentent environ 8% de l’ensemble des électrophorèses « déclenchées » au cours de l’année. La question à se poser est donc à savoir si une telle analyse réflexe est pertinente en termes de coût humain et matériel.
Les 53 ELP-S déclenchées représentent seulement 2% de la totalité des ELP-S réalisées dans le cadre d’une année au centre hospitalier. Le coût d’une ELP-S est de 5 unités pondérées (2). Ces 53 ELP-S représentent donc 265 unités pondérées. Si on répartit le coût de ces 53 ELP-S sur les 4 individus avec un profil électrophorétique anormal potentiellement lié à une dysprotéinémie, on obtient 66,25 unités pondérées par cas identifié. 265 unités pondérées sont probablement négligeables sur le budget de fonctionnement global d’un laboratoire, mais ne le sont pas lorsqu’on pense au coût humain qui leur est associé. Dans le cas présent, ces analyses réflexes ont permis le dépistage précoce d’un individu à risque de développer un myélome. Elles ont aussi identifié deux patients avec des dysprotéinémies monoclonales importantes requérant une prise en charge thérapeutique, ce qui a été bénéfique pour l’un de ces deux patients.
En milieu universitaire cette analyse réflexe est probablement moins pertinente puisque la clientèle de ces hôpitaux est fortement composée de patients référés pour des analyses et suivis plus spécialisés. On peut donc assumer qu'ils ont déjà eu des bilans de santé et analyses plus complètes. Dans de tels cas, la règle du 85 g/L ne permettrait probablement pas de mettre au jour des cas particuliers ou serait peut-être redondante (diagnostic d'individu déjà connu). Dans le contexte d'un centre local ou régional, la clientèle est plutôt une population de patients suivis par un médecin généraliste qui n'irait peut être pas en première ligne investiguer pour une gammapathie monoclonale ou tout autre altération du profil protéique. Comme démontré par la revue statistique, la règle du 85 g/L a donc eu l'utilité, même si c'est à faible fréquence, d'avoir identifié certains cas qui n'avaient pas été directement investigués par le médecin. La question qui reste en suspens est la rentabilité de cette règle et dans un tel contexte le problème devient alors plutôt d'ordre éthique où l'on se retrouve dans une situation nous menant à comparer la performance clinique au coût diagnostic liés à la règle.
Après un tel recul, peut-on, éthiquement parlant, supprimer cette analyse réflexe? A la lumière d’un cas récent, nous croyons que non. Il s’agit d’un patient de 57 ans connu pour son énergie et sa très grande forme. Après plusieurs semaines de fatigue, son médecin lui a prescrit un bilan lipidique ainsi que le dosage de la CK, de l’ALT, du glucose, de l’ApoB et de la TSH. A l’analyse, l’échantillon a causé un code d’erreur sur les automates dû à une très grande viscosité empêchant un prélèvement adéquat de l’aliquot par les pigeurs. Des résultats sous réserve de CK, HDL, triglycérides et glucose ont pu être obtenus post-dilution. Aucun résultat n’a pu être émis pour l’ALT, la TSH et l’ApoB. L’observation visuelle de l’échantillon a révélé un aspect particulier du sérum se rapprochant de la texture d’une huile autant dans sa limpidité, sa couleur que dans sa fluidité. L’investigation réalisée par le biochimiste a mené au dosage des protéines totales qui s’est révélé extrêmement élevé à 125 g/L. L’hyper-protéinémie semblait donc être la cause de l’hyperviscosité sérique. Un contrôle a été demandé sur un deuxième échantillon avec ajout d’une formule sanguine et d’un dosage du calcium total. Cet échantillon présentait le même aspect et a donné un résultat de calcium total situé à la limite supérieure de la normale ainsi qu’une formule sanguine caractérisée par une anémie importante (hémoglobine à 83 g/L et érythrocytes à 2,62 x 1012/L). Un retour sur l’état clinique du patient a révélé que ce dernier présentait depuis quelques temps des douleurs importantes, une fatigue à l’effort et des difficultés à la marche. La protéinémie élevée a déclenché une ELP-S. L’interprétation de cette dernière a révélé une bande très importante d'aspect monoclonal entre les régions bêta-1 et bêta-2. Cette bande a été quantifiée à environ 82 g/L. Le typage de la dysprotéinémie a été réalisé par immunofixation et a révélé une gammapathie de type IgA lambda. Le patient a rapidement été pris en charge en hémato-oncologie et a été diagnostiqué avec un myélome multiple et une néoplasie osseuse de stade III. Le patient a actuellement amorcé des traitements de chimiothérapie.
Références
- Le Carrer Didier. Electrophorèse et immunofixation des protéines sériques – interprétations illustrées. 122 pages. Editions SA Sebia (1998)
- Répertoire québécois et système de mesure des procédures de biologie médicale 2012-2013. Ministère de la santé et des services sociaux du Québec. ISBN 978-2-550-64218-3 (PDF)